98.
La Lune est pleine, et ses cirques visibles à l’œil nu la rendent semblable à un visage songeur.
Les deux journalistes scientifiques ont franchi le mur d’enceinte du château de la famille Wozniak. Une meute de dobermans a surgi. Aussitôt récompensés de leur vigilance par des boulettes de viande farcies au soporifique, ils s’assoupissent sans histoire.
Il est minuit, les deux journalistes avancent dans l’immense parc du petit Versailles personnel construit par Darius.
Une caméra vidéo perchée sur un mât tourne lentement.
Ils se dissimulent et attendent qu’elle balaye le champ de vision opposé.
— Vous croyez vraiment que c’est Tadeusz qui a utilisé la BQT pour se débarrasser de son frère et prendre le contrôle de Cyclop Production ? chuchote Lucrèce.
— C’est pour l’instant l’hypothèse la plus probable.
— Mais selon le curé de Carnac, à l’attaque du phare Darius était présent.
— Et alors ? Tadeusz a pu récupérer le coffret et l’utiliser contre son frère.
Elle fait la moue, pas convaincue.
La caméra filmant le secteur opposé, ils se relèvent et progressent dans le parc. Et se retrouvent face à une autre caméra tournante. Ils se cachent.
À nouveau la caméra continue sa course et ils peuvent reprendre leur progression.
Ils dépassent ce qui correspondrait à Versailles à l’espace d’armes et à la cour d’entrée. Sur le pavé des dizaines de voitures sont garées.
Toutes les fenêtres des étages et du rez-de-chaussée sont éclairées.
— Vous êtes sûr que nous n’aurions pas dû venir plus tard ? murmure Lucrèce.
— Au contraire, c’est très intéressant, il est minuit et le château est en effervescence.
Les deux journalistes franchissent une porte et pénètrent dans le bâtiment.
Cachés dans un recoin ils enfilent des blouses d’une société de maintenance informatique. C’est une idée de Lucrèce qui avait repéré lors de son interview un véhicule SOS informatique. Une telle boîte de production a toujours des soucis avec son matériel électronique.
Elle complète son déguisement par un bonnet qui cache ses cheveux et de grosses lunettes.
Isidore pour sa part s’est collé une moustache, et enfile un bonnet du même type.
Ils découvrent alors dans l’aile droite de grandes salles où des centaines de jeunes gens pianotent sur des ordinateurs.
Au-dessus d’eux, des horloges indiquent l’heure de Londres, Madrid, Berlin, Moscou, Pékin, Tokyo, Séoul, Sydney, Los Angeles, New Delhi, Istanbul.
Isidore et Lucrèce saisissent des blocs et se mêlent aux gens qui courent dans tous les sens. Personne ne leur prête attention.
Ils s’assoient face à deux écrans libres et lisent. Des textes défilent sur la colonne de droite.
Ce sont des blagues. Des dizaines, des centaines, des milliers de blagues numérotées, datées, étiquetées, évaluées.
— Ils ont fabriqué une usine à produire des gags et des sketches à la chaîne, murmure Lucrèce, impressionnée.
Isidore observe la salle.
— On dirait des galériens épuisés. Regardez, ils sont livides à force de chercher, de trier.
Lucrèce leur jette un coup d’œil discret. Ils portent des micros et des casques audiophoniques. Certains ont décoré leur ordinateur de dizaines de post-it noircis d’idées capturées à la volée.
Ceux-là doivent être les plus créatifs.
Certains, tout en tapant sur leur clavier, sirotent machinalement des sodas, grignotent des hamburgers, des pizzas ou des sushis qu’on leur a fait livrer.
D’autres triturent des petits jouets à vertu défoulante pour occuper leurs mains tandis qu’ils réfléchissent.
Tous deux, mine de rien, s’installent sagement devant leurs ordinateurs sans propriétaire. Sur une colonne défilent des blagues accompagnés d’un numéro et de l’heure de leur intégration à la banque de données de Cyclop Production.
— Vous avez vu la 103 683e ? Je la trouve mignonne, signale Isidore.
Elle lit.
Blague n°103 683 :
« Deux bébés viennent de naître à l’hôpital. L’un dit à l’autre :
— T’es une fille ou un garçon ?
— Je suis une petite fille… et toi ?
— Moi, je ne sais pas.
— Baisse ton drap, je vais te dire ce que tu es.
Il baisse son drap, mais la petite fille dit :
— Baisse plus bas, je ne vois pas.
Il baisse encore et la petite fille dit :
— Oh, ben t’es un petit garçon.
— Comment tu le sais ?
— Tu as des chaussons bleus. »
Isidore la note dans son carnet baptisé « Philogelos ».
Lucrèce lui fait signe de paraître affairé et de s’éloigner, afin qu’ils poursuivent leurs investigations.
Ils grimpent dans les étages. Et découvrent une bibliothèque immense, un ring pour les duels d’improvisation, et un laboratoire physiologique où l’on teste les blagues sur des cobayes pour noter leurs réactions.
Partout, malgré l’heure tardive, des dizaines de personnes sont à l’ouvrage.
— En fait ils ont reproduit une sorte de GLH avec les duels, la bibliothèque, le laboratoire. Ils ont transformé la société secrète artisanale en société industrielle tournée vers la production de masse. « Cyclop International Entertainment ».
Isidore entraîne la jeune femme vers les étages supérieurs.
Là ils découvrent d’autres jeunes à lunettes vautrés dans des fauteuils en train de regarder des séries télévisées comiques et de prendre des notes sur leurs ordinateurs portables.
— C’est quoi, ça, selon vous ?
— Ils pêchent les gags. Ils visionnent toutes les séries et tous les spectacles drôles du monde entier et de toutes les époques pour les dépouiller des gags recyclables.
En effet, sur un grand écran sont listés et numérotés des effets drôles : « Idée 132 806 : L’homme demande à sa femme avec combien d’hommes as-tu dormi et elle répond seulement avec toi. Avec les autres je restais éveillée. »
« Idée 132 807 : Un couple de personnes âgées se rend à l’église un dimanche matin. En plein milieu de la messe, la femme se penche vers son époux et lui dit : Je viens juste de laisser échapper un pet discret. Que dois-je faire ? Son mari se penche vers elle et lui répond : Pour le moment rien, mais dès qu’on rentre à la maison je mettrai une nouvelle pile dans ton Sonotone… »
Lucrèce est effarée.
— Bon sang, c’est ça leur matière première ?
— Oui, de l’humour recyclé.
— Je comprends que Darius ait été le Français le plus aimé des Français, il possédait la plus grande mine de gags volés. Il doit bien y avoir 500 personnes qui travaillent ici en permanence.
— L’humour artisanal ne pourra plus faire le poids.
Les deux journalistes montent encore un étage. Et là ils découvrent des hommes en costume-cravate qui s’affairent sur des grandes cartes du monde lumineuses.
Ils parlent anglais. Isidore et Lucrèce comprennent que ceux-là travaillent à coups de courbes et de statistiques sur les grandes tendances de l’humour pays par pays, langue par langue, culture par culture. Même les blagues régionales ou en argot sont recensées.
Des portraits sont affichés avec un compteur annonçant des sommes.
— Dès qu’un comique marche, ils l’achètent ou ils le copient et en font une version pour l’exporter dans d’autres pays, souffle Lucrèce qui commence à comprendre.
— Les Wozniak rachètent aussi des théâtres dans le monde entier, renchérit Isidore en désignant un autre groupe d’hommes en costume.
— Subtil. Alors que la musique, le cinéma, l’édition subissent le piratage de l’Internet, les spectacles comiques, eux, connaissent un succès grandissant. Les comiques sont partout : dans la publicité, dans la politique, au cinéma, ils tournent dans les villes de province, dans les villages. Leur seule barrière est la langue.
Ils observent les tableaux et les diagrammes.
— Regardez, sous les portraits, ces chiffres qui changent sans cesse.
— Selon moi c’est une Bourse des comiques. Ils sont étudiés et évalués comme des chevaux de course, lâche Lucrèce.
Plus loin ils découvrent des architectes penchés sur une maquette.
— Bon sang, ils n’ont pas traîné, ils ont déjà un nouveau projet pour remplacer le « Théâtre de Darius » que vous avez incendié.
— Vous avez vu le nombre de sièges ? C’est immense. Au moins un millier de personnes.
— Vous imaginez des tournois de PRAUB devant un millier de spectateurs ! Toute la pègre de la planète viendra rigoler le lundi à minuit.
— Des crimes avec des victimes consentantes et mille complices qui applaudissent, ça risque de poser un vrai problème juridique…, relève Isidore.
Ils quittent l’aile droite pour rejoindre l’aile gauche où Lucrèce le guide vers les appartements des membres de la famille Wozniak.
Là, tout est éteint.
— Quand je suis venue la première fois pour interviewer la mère de Darius, j’ai examiné les tableaux. C’est la déformation professionnelle de mon passé de cambrioleuse.
— Et vous avez volé des chefs-d’œuvre, Lucrèce ?
Elle élude :
— J’en ai surtout repéré un qui était trop collé au mur, sans espace de recul. Il pivote donc forcément sur une charnière. C’est sans doute là que se trouve le coffre.
Ils avancent maintenant en silence, à la lueur de leurs portables.
La jeune femme se dirige vers un mur où sont accrochées plusieurs gravures aux cadres très chargés. Chacune contient une photo avec la même légende : « Et vous trouvez ça drôle ? » suivie d’un chiffre. La première représente le Titanic. La deuxième le dictateur Pol Pot. La troisième un homme sur une chaise électrique. La quatrième un groupe d’encagoulés du Ku Klux Klan en train de pendre un homme. La cinquième la bombe atomique d’Hiroshima.
Lucrèce Nemrod se dirige directement vers ce dernier cadre.
Derrière, apparaît un coffre-fort avec un écran électronique.
Elle l’examine.
— Vous savez ouvrir ça ?
— C’est un modèle plus récent que ceux que je « visitais » mais je dois y arriver.
Elle sort de sa sacoche un stéthoscope électronique et une série d’aimants néodymes superpuissants en murmurant :
— Tout l’art consiste à savoir placer les aimants pour manipuler les mécanismes internes sans les toucher. Éclairez plus haut, Isidore.
Il obéit. La jeune femme pose les aimants, écoute, les déplace de quelques millimètres, écoute encore, enfin le coffre cède.
À l’intérieur, ils découvrent des sachets de cocaïne, des liasses de billets et un coffret moderne en acier, large et plat. Sur le couvercle sont inscrites trois lettres : « BQT ».
— Bingo.
La jeune journaliste saisit délicatement le coffret, et le transmet comme s’il s’agissait d’une bombe à Isidore.
Mais tandis qu’elle rajuste la gravure d’Hiroshima, elle déclenche un mécanisme invisible.
Aussitôt un système de sécurité s’active et une sirène se déclenche. Des lumières rouges se mettent à clignoter.
Un homme surgit, une arme à la main. Il affiche un grand sourire.
— Je ne voulais pas le croire, mais maintenant ça me semble évident.
Il les tient en joue.
— … C’est vous, mademoiselle Nemrod, qui êtes le fameux « clown triste » que vous prétendez pourchasser.